En 1911, un archéologue américain tombe sur les ruines d’une magnifique cité inca perchée au cœur du massif andin, datant des XVe – XVIe siècles. On ignore encore son rôle exact : résidence du souverain Pachacutec ou lieu de culte d’exception.
« Je ne connais aucun endroit au monde comparable à celui-ci de par la variété de ses attraits et son pouvoir m’ensorcelant. »
Hiram Bingham définissait ainsi la découverte scientifique de cette majestueuse cité construite par les Incas sur le versant oriental des Andes. C’était le 24 juillet 1911, l’explorateur américain — fils de missionnaires et licencié de l’université de Yale — avait campé toute la nuit au bord de la rivière Urubamba, au pied d’imposants massifs granitiques couverts d’une végétation très dense. Tapissés de l’exubérante forêt nuageuse andine, ces flancs montagneux lui rappelaient les falaises aux versants soyeux de son Hawaî natal. Ce matin-là, alors qu’il contemplait les parois verticales rocheuses s’élevant à plus de 1ooo mètres au-dessus de la rivière, les rumeurs sur l’existence de ruines énigmatiques enclavées sur des hauteurs aussi inaccessibles lui semblaient invraisemblables. Incrédules, le naturaliste et le médecin qui l’accompagnaient avaient préféré rester au campement de Mandor Pampa, sans se douter que l’explorateur allait vivre un grand jour dans l’histoire de l’archéologie andine.
Pris de curiosité,
Bingham partit avrc
Melchor Arteaga, un Quechua de la région qu’il avait engagé comme guide. Après la traversée périlleuse de l’Urubamba et la pénible ascension, sous la pluie, des versants delà montagne, Hiram Bingham put enfin admirer une vue extraordinaire qui lui coupa le souffle. Dans son livre Lost Cityof thelncas, Bingham décrivit en détail une expédition financée par l’université de Yale et la National Géographie Society, au cours de laquelle il se rendit au Pérou pour y trouver Vilcabamba, le légendaire refuge des derniers Incas qu’on a localisé dans les années 1960-1970 et qui s’appelle
Espiritu Pampa.
Cinq siècles plus tôt, dans une « plaine sacrée », ou vilcapampa, cachée par l’épaisse végétation des contreforts andins, les derniers Incas – Manco Inca, Sayri Tupac, Titu Cusi et Tupac Amaru – opposèrent une résistance active aux conquistadors jusqu’en 1572, date à laquelle Tupac Amaru fut finalement capturé et conduit sur la place principale de Cuzco pour y être décapité. Cependant, l’abrupte topographie de
Machu Picchu, enclavée dans un étroit défilé entre deux montagnes, ne ressemble en rien à une plaine ou « pampa ». Cette caractéristique du lieu aurait dû mettre
Hiram Bingham en alerte, mais son enthousiasme initial lui ayant fait prendre du retard, et l’objectif de l’expédition le mettant sous pression, l’explorateur n’hésita pas à associer sa découverte à Vilcabamba. Aujourd’hui, on estime que le dernier bastion de la résistance inca était une autre cité encore plus reculée : les ruines d’Espiritu Pampa, situées à une centaine de kilomètres de
Machu Picchu.
L’enthousiasme initial
Pendant l’hiver de 3912, Bingham dirigea une deuxième expédition à Machu Picchu, au cours de laquelle il prit quelque 500 photo – graphies du lieu et réalisa les premières fouilles archéologiques scientifiques dont il publia ensuite les résultats selon les standards de l’époque. Les plans des premiers relevés d’architecture des ruines étonnent par leur qualité et leur précision. Bien sûr, une révision critique de leur contribution a dû être faite à la lumière des progrès scientifiques.
Les observations faites par George Eaton — l’ostéologue qui accompagnait Bingham — ont par exemple été infirmées. L’apparence gracile des squelettes exhumes dans de nombreuses grottes funéraires l’avait incité à penser à tort que Machu Picchu était un refuge peuplé essentiellement de religieuses, les acllacunas et les mamacunas, que les conquistadors surnommaient les « vierges du Soleil ». En vérité, Machu Picchu comptait à peu près autant de femmes que d’hommes. Sa population totale était d’environ 1ooo habitants qui vivaient sur les 200 structures qui y étaient érigées. Parmi leurs principales activités, on relève la culture du maïs et de la feuille de coca.
Cependant, les erreurs commises ne devraient pas ternir l’œuvre documentaire précieuse et colossale réalisée par Bingham et ses collaborateurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer les efforts qu’ils déployèrent pour dégager les constructions profondément enfouies sous une végétation touffue, travailler sous une chaleur suffocante et courir de grands risques à très haute altitude. Kenncth Heald, le géologue du groupe, qui avait des talents d’alpiniste, laissa un récit dramatique de la première ascension exploratoire du pic du Huayna Picchu. Les épines se plantaient dans la chair des membres de l’expédition, qui avaient les tendons des épaules presque déchirés tant ils redoublaient d’efforts pour éviter une chute mortelle dans l’un des précipices qui cernaient la montagne. L’aiguille de granit de la cité-forteresse ne fut « couronnée » que lorsque les explorateurs nord-américains découvrirent des marches habilement taillées dans la roche par les Incas. L’édification de Machu Picchu débirra au XVe siècle, sous le règne de Pachacutec, le premier Inca sur lequel on possède des références historiques, qui jeta les bases du Thhuantinsuyii, ou empire des Quatre régions du Soleil La cité fut érigée, peuplée, puis abandonnée en moins de cent ans. Elle était très nettement de style architectural « impérial tardif», et nulle trace d’occupation antérieure aux Incas ou postérieure â la conquête espagnole n’a été relevée. L’absence apparente d’éléments métalliques à usage rituel laisse à penser que l’abandon de l’endroit avait été planifié.
L’admiration des peuples voisins
L’énigmatique localité présente une zone réservée aux cérémonies, un secteur d’habitation et des terrains pour les cultures en terrasses. D est possible que l’architecture monumentale et le côté spectaculaire du lieu, dont les bandes de terre sont comme suspendues au-dessus de l’abîme, aient répondu au besoin de susciter l’admiration révérencieuse des peuples voisins des Incas, en particulier les Chancas, leurs ennemis traditionnels. Sur les contreforts orientaux des Andes, de nombreux ensembles de ruines qui semblent correspondre à des « citadelles » de surveillance territoriale, présentent également des caractéristiques cérémonielles et défensives. Cependant, dans le cas de Machu Picchu, à en juger par les dimensions et la qualité de son architecture religieuse, on pense que la fonction défensive aurait été secondaire.
En 1993, les archéologues Richard L. Burger et Lucy Salazar ont avancé l’hypothèse selon laquelle Machu Picchu aurait été une résidence royale secondaire pour les nombreux membres de la famille de l’Inca Pachacûtec : la panaca, composée de tous ses enfants, hormis son héritier. Dans cette enclave impressionnante, située approximativement à une semaine de marche de Cuzco, la capitale de l’empire, l’empereur et ses pioches pouvaient profiter de 1a beauté d’un environnement paradisiaque et d’un climat plus agréable. Pour gagner Machu Picchu depuis les froides montagnes de Cuzco, il fallait parcourir un chemin rituel jalonné de nombreux ensembles architecturaux rivalisant de majesté.
Aujourd’hui, ceux qui empruntent le «chemin de l’Inca» marchent sur les traces de Pachacûtec sur plus de 40 km de sentiers pavés où ils peuvent admirer la beauté de Runku Rakay, Sayacmarca et Phuyupatamarca, des ensembles de ruines, tous explorés par Hiram Bingham et ses collaborateurs entre 1912 et 1915. Chacun de ces sites révèle les dons de bâtisseurs des Incas et leur habileté à intégrer l’architecture au paysage andin.
Le secret de la localisation de Machu Picchu tient aux montagnes qui l’entourent, vénérées par les Incas. Telle est l’interprétation de l’anthropologue Johan Reinhard, qui définit le site comme un véritable « lieu sacré ». La cité est enclavée dans une ccête située entre deux monts clairement reliés sur un plan symbolique et linguistique : le « vieux pic » ou Machu Picchu (2 900 m) et le « jeune pic » ou Huayna Picchu (2600 m). Tous deux font partie des derniers contreforts du sommet enneigé du Salcantay qui, avec plus de 6000 m d’altitude, est l’une des montagnes les plus vénérées depuis des siècles. En outre, la crête sur laquelle s’étendent les ruines de Machu Picchu est entourée dans sa presque totalité par le lit de l’Urubamba, la rivière sacrée dont les eaux descendent de la lointaine Ausangate, la montagne la plus sacrée au cœur du territoire inca. Depuis la 2one cérémonielle de Machu Picchu, on peut également voir les sommets enneigés de Pumasillo et de Verônica, auxquels on consacrait des rituels.
En période d’équinoxe et de solstice, par exemple, les prêtres incas devaient se rassembler dans le lieu cérémoniel de l’intihuatana, un rocher sculpté faisant office de gnomon, ou horloge solaire, utilisé pour les observations astronomiques et l’établissement des calendriers. De là, dans le secteur le plus sacré de la cité, cm observait le lever et le coucher du soleil sur les hauteurs de San Miguel et San Gabriel et d’autres sommets visibles à l’horizon.
Un siècle s’est écoulé depuis la découverte d’Hiram Bingham. Indépendamment des controverses sur la fonction d’origine du site, il est indéniable que cet explorateur a su transmettre au monde occidental sa fascination pour Machu Picchu. De nombreux archéologues poursuivent l’étude de cette cité ancienne perdue dans les nuages. Comme eux, de plus en plus de voyageurs s’y rendent chaque année, parmi lesquels des passionnés de tourisme mystique et de new âge, qui ont réactualisé la fonction de ce site comme lieu de pèlerinage et d’initiation religieuse. Ainsi, au xxi0 siècle, la cité qui avait su rester secrète au cœur des Andes remplit à nouveau son rôle de centre sacré que les Incas lui avaient attribué cinq cents ans plus tôt.